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TOGO / Echos d’une soutenance : « Structure du récit dans "Journal d’une bonne" de Dissirama BOUTORA TAKPA »

Au terme des échanges effectués entre Kigali et Lomé à travers Internet, un document riche de 213 pages fera l’objet d’une soutenance au titre d’une maîtrise es-lettres

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Le Professeur Simon AMEGBLEAME enseignant de Littératures françaises et francophones au « Kigali Institute of Education - Faculté des Lettres et Sciences Humaine » (Rwanda), avait dirigé pendant plusieurs mois un document d’étude de M. James Kandonou, enseignant au « Village du Benin » (une structure de formation bilingue de l’Université de Lomé). Au terme des échanges effectués entre Kigali et Lomé à travers Internet, un document riche de 213 pages fera l’objet d’une soutenance au titre d’une maîtrise es-lettres le samedi 30 décembre 2006. La présentation de M. James Kandonou intitulée « Structure du récit dans "Journal d’une bonne" de Dissirama BOUTORA TAKPA », s’était donc déroulée sous la direction du Professeur Simon AMEGBLEAME alors en séjour au Togo. La qualité du travail présenté, est la preuve que les universitaires africains peuvent s’affranchir des obstacles géographiques en matière de recherche grâce à l’implication des nouvelles technologies de l’information et de la communication. C’est peut-être l’autre leçon de cette soutenance qui s’est tenue en présence de Dissirama BOUTORA TAKPA, auteur de l’œuvre sur laquelle portait la soutenance. Pour ce dernier, cette présentation « universitaire » de son roman lui a permis de découvrir des aspects didactiques voire techniques que son œil d’auteur ignorait totalement du contenu de l’œuvre.

Extrait du mémoire

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3- L’onomastique

Journal d’une bonne est un champ où prolifèrent plusieurs récurrences esthétiques. Les plus significatifs des procédés dont Boutora-Takpa a fait usage dans cette œuvre est sans doute l’onomastique.

Selon Le Robert, l’onomastique, du grec onomastikos (relatif au nom), est l’étude ou la science des noms propres et spécialement des noms de personnes. La partie de cette science s’occupe exclusivement des noms de personnes s’appelle l’anthroponymie.

L’onomastique dans l’étude d’une œuvre porte sur la dénomination des personnages par l’auteur. Il convient de ce fait que l’on donne une définition du personnage romanesque. Il est d’abord un être de papier créé et inscrit dans une action par l’écrivain qui en est “le père spirituel”. Le personnage romanesque ne peut pas avoir une existence extérieure à l’œuvre dans laquelle il vit. Dans la praxis d’ensemble du récit, le personnage peut être une simple idée, une somme des souvenirs conscients ou inconscients de l’auteur comme le montre François Mauriac dans son essai Le romancier et ses personnages , ou une version de l’auteur dans son propre écrit.

Ces dénominations dans Journal d’une bonne viennent de certains dialectes du Togo. Elles dérivent des mots ayant une extension sémantique très large, ce qui impose une étude détaillée de chaque nom en vue d’en dégager la signification profonde.

Dans cette analyse de la dénomination, nous ne prenons en compte que les personnages anthroponymiquement dénommés c’est-à-dire tous les protagonistes de l’action de l’œuvre qui comptent en tant que personnalités ayant prise sur les événements. Ils sont intérieurs au récit, directement impliqués dans l’énoncé où ils occupent des postes importantes. Ils sont les donateurs du récit.

Ainsi, nous distinguerons dans cette onomastique un seul axe : celui des personnages nommés car les autres personnages sont simplement désignés par la profession qu’ils exercent dans l’univers du roman. Les agents de sécurité qui ont arrêté Da Yovo sont-ils appelés“policiers” * Hormis ces personnages anonymes, les autres sont programmés par le nom qui leur est attribué.

* Adjo

C’est un prénom d’origine ewé donné aux natives de lundi. En effet lundi en ewé c’est « djoda ». Ce prénom s’obtient par le biais de la suppression du “da” et par l’ajout de “a” pour avoir une meilleure sonorité. On obtient : Adjo. « Dzoda » signifie : « partir sans mot dire » ou bien « Dzo da le woagbo ». Ce prénom porté par l’héroïne du roman la désigne comme une enfant qui doit tout supporter sans vouloir se venger, d’ailleurs elle supporte bon gré mal gré tous les malheurs qui l’entraîneront à la mort. On peut donc dire que son action réalise le programme de son nom. D’abord elle quitte Libreville, ensuite part sans mot dire la maison de l’oncle Kotoka, après qui définitivement la maison Soky pour rejoindre ses parents dans l’au-delà.

* Agathe

C’est toujours le nom de l’héroïne car dans le roman ce personnage est tantôt Adjo tantôt Agathe. Agathe est un nom français qui est attribué à une fille. Ce nom est souvent synonyme de souffrance. On comprend alors pourquoi Agathe dans le roman a tour à tour été soumise, résignée et humiliée par ses patronnes d’une part et d’autre part par les hommes (Gézo, Féçal, Babato). Cette dernière souffrance est peut-être une occasion pour l’auteur de montrer comment les hommes font perdurer la tradition qui fait de la femme un être inférieur dans la société.

* Da Ayélé

Ce nom compte deux parties : Da : c’est un signe de respect en milieu ewé et woatchi porté par les femmes. Ayélé : c’est un prénom donné par les peuples guin à leur première fille (quel que soit le nombre d’épouse dans la famille, chaque première fille de chaque épouse s’appelle Ayélé) mais cette appellation ne fait pas l’unanimité car ils sont divisés en clans. Au total, Da Ayélé est une appellation respectueuse de la première fille chez les Guins. Les “Ayélé” sont souvent très ambitieuses. Cela explique peut-être le fait que da Ayélé dans le roman se soit lancée dans le commerce honteux du trafic des enfants. Elle réalise son ambition par des promesses captivantes et irrésistibles qu’elle propose à Agathe.

* Da Abra

Ce nom est aussi formé de deux parties. La première partie “Da” que nous avons déjà expliqué plus haut et la deuxième partie Abra qui est un prénom porté par les natifs de mardi surtout les femmes. Ce nom vient du nom ewé « blada » qui signifie mardi. Par suppression du radical “da” on obtient “bla” puis par altération phonétique [bla] a donné [bra]. On ajoute “a” à “bra”. Résultat Abra. Ce personnage réalise son programme en jouant sur la psychologie d’Agathe. En effet, cette méchante dame redevient aimable et avec un amical accompagné d’un sourire, elle présente Agathe à sa belle-sœur Amé. Agathe dispose des informations fausses sur ce changement brusque de Da-Abra. Elle va en fait être induite en erreur par cette rencontre qui la séduit. Les promesses que Da-Abra fait à Agathe sont très attrayantes et flatteuses : « […] Elle te couvrira de cadeaux et de jolies robes hein, tu sais elle est très gentille. » (p. 34)

* Da Yovo

Egalement composé de deux éléments, nous nous intéresserons à Yovo. En effet Yovo est un nom qui désigne le Blanc. Par assimilation on nomme toute personne de teint clair yovo. Ainsi on parlera de Da yovo (cas d’une femme) et de Fo Yovo (cas d’un homme). Or on sait de par son travail et son rêve de puissance qu’elle est cupide. Cette cupidité expliquerait le rôle de da Yovo, détentrice d’une maison d’exploitation pour qui tout est permis pour avoir de l’argent. Comme tout capitaliste, Da Yovo adore l’exploitation de l’homme par l’homme et surtout l’exploitation des enfants. On peut assimiler aisément Da-Yovo à Da-Abra car l’une comme l’autre agit en maîtresse et traite Agathe comme leur valet plutôt que de la considérer comme leur « fille ».

* Tanti Amévi

D’abord Tanti est un nom féminin de la langue ewé. On donne ce nom à une femme pour l’honorer ; au masculin on dira “Tonton”. Ensuite Amévi est un nom polysémique. Il désigne les natifs de samedi. Il peut aussi désigner une sœur ou un frère natif du même jour (en clair, on a deux frères ou deux sœurs dans la famille nés le même jour. C’est le second qui s’appelle Amévi) ; l’aîné prend alors le nom d’Amé. Par ailleurs Amévi peut signifier “ma propriété ou la mienne”. Ce personnage inspirait confiance à Agathe car non seulement elle (Tanti Amévi) paraissait plus jeune que Da-Abra, mais aussi elle avait une forme physique qui ressemblait à celle de sa propre mère. En plus, le portrait qu’Agathe se fait d’elle vient corroborer son admiration quelque peu aveugle : « elle se comportait comme une européenne : son style, son allure, et ses élégantes lunettes qu’elle ne quittait presque jamais. » (p. 34). Malheureusement chez Tanti Amévi, Agathe n’a pas droit au culte. A cette privation au culte s’ajoutent les « méchancetés et les insultes insupportables » de Tanti Amévi malgré sa grosse Bible et le plus long chapelet qu’elle porte.

* Apé

Diminutif de “Apélété”, c’est un nom masculin issu de la langue éwé. “Apélété” signifie “solidification de la maison (familiale)” [qui assure la pérennité de la famille]. C’est lui qui gardera la maison au sens où il pérennisera le nom de la famille. Par son savoir-faire et son humilité il préservera le nom de la famille de génération. L’auteur de Journal d’une bonne a peint Apé dans son œuvre comme un personnage responsable, travailleur et honnête. Ce personnage symbolise la vivacité. Il est l’un des personnages qui résiste à l’esprit corrosif du narrateur du Journal d’une bonne.

* Mami gnagna

Ce nom est composé de deux parties : Mami et Gnagna. Mami est polysémique. D’abord il est synonyme de grand-mère ou maman. Ensuite “Mami” est souvent attribué aux grosses femmes. Ce nom serait issu de « Mami wata » qui signifie “sirène”. Gnagna serait issu d’un dialecte de Tchekpo3 et signifie « est-ce que je sais * ». En ewé, on dira « Gna me gna ». On comprend la réaction de Mami gnagna qui met Adjo devant les réalités car la mort de ses parents n’est pas sa faute. Car les parents d’Adjo se seraient mariés contre la volonté des oncles.

* Gézo

Nom issu de la langue Ifè au Dahomey (ancien nom de la République du Bénin), il signifie « la flamme de l’espoir ». Ce nom avait été attribué à un souverain de Dan homé appelé Gézo qui a maintenu la paix dans tout son royaume. Pour y parvenir, il a fallu qu’il soit très sévère voire tyrannique. Dans Journal d’une bonne, le personnage de Gézo est peint dans toute sa sévérité et dans toutes ses mesquineries. C’est un personnage qui influe sur l’histoire du "ghetto gabonais". Si Journal d'une bonne est considéré comme un roman de terreur ou d'angoisse, c'est surtout à cause de lui et de sa violence (physique comme sexuelle). Et étant devenu le plus écouté de la maison d'exploitation à Libreville, il apparaît comme un personnage incontournable.

* Kotoka

C’est un nom d’origine ghanéenne. On le retrouve dans les milieux ashantis. Dans la culture ashanti, ce nom désigne l’héritier du royaume d’Ashanti “Kotoko” d’où le nom “Kotoka”. Ce nom est donné par l’oncle maternel puisque la succession royale est matrimoniale. Par ailleurs Kotoka fut le président qui a remplacé le premier président ghanéen kwami N’Krouma. Pour faire ressortir le ridicule de son comportement l’auteur a trouvé mieux de l’affubler du nom de l’une des grandes figures africaines.

* Soky Komlassan

Soky est la partie patronymique tandis que Komlassan la partie prénominale. Komlassan est un prénom attribué aux natifs de mardi dans la région d’Afagnan .

* Michel

Il a un sens polysémique. Un des archanges, chef de la milice céleste qui protège Israël d’après le prophète Daniel. Dans la tradition musulmane, c’est un ange qui annonce le bien précisément la pluie. Selon Les Prénoms, comment les choisir, leurs significations , au point de vue sentimental, les Michel séduisants, grands charmeurs, causent parfois des ravages, sans même s’en apercevoir. Le personnage semble répondre à ces traits dans Journal d’une bonne.

* Aphtal “Afdâl” = Avantage = surplus

C’est un nom musulman qui signifie “le plus avantagé (Par Allah) de tous les gens”. Ce nom coïncide avec le verset 29 de la sourate (le fer) 57 du Saint Coran : « … la grâce est dans la main d’Allah. Il la donne à qui le veut, et Allah est le Détenteur de la grâce immense ».

* Féçal

Nom musulman désignant la vengeance de l’unique fils. Ce nom avait été donné au fils d’El Djibril qui a épousé Falilatou, et qui ont été assassiné par leur propre famille. Par ces actes sexuels, il suscite des malaises chez Agathe qui péniblement se souvient de ses tristes expériences avec Gézo. Cette onomastique nous aide à mieux comprendre l’énoncé et à voir dans ce roman non un ensemble de personnages, mais un réseau de tendances idéologiques et morales qui déterminent le comportement de chaque personnage et expliquent au mieux son destin.

L’onomastique chez Boutora-Takpa dans cette œuvre n’est pas comme on peut le constater, un processus de stylisation involontaire, mais une nouvelle esthétique des signifiants possibles du texte. Par cette nouvelle organisation, le texte déborde ses propres limites et parvient à dire l’indicible, à suggérer fortement le non-dit dans une structure logico-sémantique des différentes dénominations. En dénouant l’entrelacs du tissu textuel de cette œuvre, à travers le processus de dénomination, il nous a été facile de dégager certaines dimensions sociologiques d’un récit qui se veut imaginaire.

Université de Lomé (TOGO)
Par Kossi A. KANDONOU
Sous la direction du: Professeur SIMON AMEGBLEAME

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